document 1 eldorado, laurent gaudé (extrait) « tout commençait à beyrouth. une fois son voyage payé, il avait fallu attendre que le bateau s

Document 1 Eldorado, Laurent Gaudé (extrait)
« Tout commençait à Beyrouth. Une fois son voyage payé, il avait fallu
attendre que le bateau soit prêt. Les passeurs lui avaient dit qu’ils
la recontacteraient et l’avaient laissée à la ville. Elle avait erré
dans ces rues inconnues, des journées entières, pour tuer le temps. La
faim et la fatigue la tenaient mais elle se concentrait sur son départ
et sur son fils – un petit garçon de onze mois qui pleurait dans la
chaleur de ces jours sans fin. Combien de temps avait duré cette
attente ? Elle ne s’en souvenait plus. Il lui semblait que les heures
passaient avec la lenteur des montagnes qui s’étirent.
Et puis un soir, enfin, elle fut amenée jusqu’au bateau. Une petite
camionnette la déposa à l’extrémité d’un grand port de marchandises.
Des groupes d’hommes attendaient sur le quai. Elle s’approcha. Le
bateau lui sembla énorme. C’était une haute silhouette immobile, et
cette taille imposante la rassura. Elle se dit que les passeurs avec
qui elle avait traité devaient être sérieux et accoutumés à ces
traversées s’ils possédaient de tels bateaux.
On la fit attendre sur le quai, au pied du monstre endormi. Les
camionnettes ne cessaient d’arriver. Il en venait de partout, déposant
leur chargement humain et repartant dans la nuit. La foule croissait
sans cesse. Tant de gens. Tant de silhouettes peureuses qui
convergeaient vers ce quai. Des jeunes hommes pour la plupart. N’ayant
pour seule richesse qu’une veste jetée sur le dos. Elle aperçut
également quelques familles et d’autres enfants, comme le sien,
emmitouflés dans de vieilles couvertures. Cela aussi la rassura. Elle
n’était pas la seule mère. Elle trouverait de l’aide si elle en avait
besoin.
Tout le monde parlait à voix basse. Les passeurs avaient donné des
ordres. Il fallait se taire. Mais dans l’excitation du départ, les
hommes ne pouvaient s’empêcher de murmurer. Des langues inconnues
bruissaient dans la foule. Il y avait là de tout. Des irakiens. Des
Afghans, des Iraniens, des Kurdes, des Somalis. Tous impatients. Tous
possédés par un étrange mélange de joie et d’inquiétude.
L’équipage était constitué d’une dizaine d’hommes, silencieux et
pressés. Ce sont eux qui donnèrent le signal de l’embarquement. Les
centaines d’ombres confluèrent alors vers la petite passerelle et le
bateau s’ouvrit. Elle fut une des premières à embarquer. Elle
s’installa sur le pont contre la rambarde et observa le lent
chargement de ceux qui la suivaient. Ils ne tardèrent pas à être
serrés les uns contre les autres. Le bateau ne semblait plus aussi
vaste que lorsqu’elle était sur le quai. C’était maintenant un pont
étroit piétiné par des centaines d’hommes et de femmes. Elle tenta de
garder un peu de place pour son bébé mais les corps, autour d’elles,
la pressaient sans cesse davantage. Cette incommodité ne la fit pas
flancher. Elle se dit que cela durerait qu’une nuit ou deux. Que ce
temps-là n’était rien dans une vie. Qu’elle se souviendrait bientôt de
cette traversée comme d’une incroyable épopée. Qu’elle en parlerait en
souriant lorsqu’elle serait installée de l’autre côté, à Rome, à Paris
ou à Londres, et que tout serait accompli.
Ils levèrent l’ancre au milieu de la nuit. La mer était calme. Les
hommes, en sentant la carcasse du navire s’ébranler, reprirent
courage. Ils partaient enfin. Le compte à rebours était enclenché.
Dans quelques heures, vingt-quatre ou quarante – huit au pire, ils
fouleraient le sol d’Europe. La vie allait enfin commencer. On
rigolait à bord. Certains chantèrent les chants de leur pays. Elle ne
se souvenait plus avec précision de cette première nuit sur le navire
– ni de la journée qui suivit. Il faisait chaud. Ils étaient trop
serrés. Elle avait faim. Son bébé pleurait. Mais ce n’était pas ce qui
comptait. Elle se serait sentie capable de tenir des jours entiers
ainsi. Le nouveau continent était au bout. Et la promesse qu’elle
avait faite à son enfant de l’élever là-bas était à portée de main.
Elle aurait tenu, vaille que vaille, pourvu qu’elle ait pu se
raccrocher à l’idée qu’ils se rapprochaient, qu’ils ne cessaient,
minute après minute, de se rapprocher. Mais il y eut ces cris poussés
à l’aube du deuxième jour, ces cris qui renversèrent tout et
marquèrent le début du second voyage. De celui-là, elle se rappelait
chaque instant. Depuis deux ans, elle le revivait sans cesse à chacune
de ses nuits. De celui-là, elle n’était jamais revenue.
Les cris avaient été poussés par deux jeunes Somalis. Ils s’étaient
réveillés avant les autres et donnèrent l’alarme. L’équipage avait
disparu. Ils avaient profité de la nuit pour abandonner le navire, à
l’aide de l’unique canot de sauvetage. La panique s’empara très vite
du bateau. Personne ne savait piloter pareil navire. Personne ne
savait, non plus, où l’on se trouvait. A quelle distance de quelle
côte ? Ils se rendirent compte avec désespoir qu’il n’y avait pas de
réserve d’eau ni de nourriture. Que la radio ne marchait pas. Ils
étaient pris au piège. Encerclés par l’immensité de la mer. Dérivant
avec la lenteur de l’agonie. Un temps infini pouvait passer avant
qu’un autre bateau ne les croise. Les visages, d’un coup, se
fermèrent. On savait que si l’errance se prolongeait, la mort serait
monstrueuse. Elle les assoifferait. Elle les éteindrait. Elle les
rendraient fou à se ruer les uns contre les autres.
Tout était devenu lent et cruel. Certains se lamentaient. D’autres
suppliaient leur Dieu. Les bébés ne cessaient de pleurer. Les mères
n’avaient plus d’eau. Plus de force. Plus les heures passaient et plus
les cris d’enfants faiblissaient d’intensité – par épuisement- jusqu’à
cesser tout à fait. Quelques bagarres éclatèrent, mais les corps
étaient trop faibles pour s’affronter. Bientôt, ce ne fut plus que
silence.
Le premier mort fut un Irakien d’une vingtaine d’années. D’abord,
personne ne sut que faire, puis les hommes décidèrent qu’il fallait
jeter les morts à la mer. Pour faire de la place et éviter tout risque
d’épidémie. Bientôt, ces corps plongés à l’eau furent de plus en plus
nombreux. Ils passaient par-dessus bord les uns après les autres et
chacun se demandait s’il ne serait pas le prochain. Elle serrait de
plus en plus fortement son enfant dans ses bras, mais il semblait ne
plus rien faire d’autre que dormir. Une femme, à côté d’elle, lui
tendit une bouteille dans laquelle il restait quelques gouttes d’eau.
Elle essaya de faire boire le nourrisson mais il ne réagit pas. Elle
lui mouilla les lèvres mais les gouttes coulèrent le long de son
menton. Elle sentait qu’il partait et qu’il fallait qu’elle se batte
bec et ongles. Elle l’appela, le secoua, lui tapota les joues. Il
finit par râler, distinctement. Un petit râle d’enfant. Elle
n’entendait plus que cela. Au-dessus du brouhaha des hommes et du
bruissement des vagues, le petit souffle rauque de son enfant lui
faisait trembler les lèvres. Elle supplia. Elle gémit. Les heures
passèrent. Toutes identiques. Sans bateau à l’horizon. Sans retour
providentiel de l’équipage. Rien. La révolution lente et répétée du
soleil les torturait et la soif les faisait halluciner.
Elle était incapable de dire quand il était mort.
Elle était restée dans la même position pendant des heures, lui
chantant des comptines, l’appelant par son nom, lui jurant qu’il s’en
sortirait. Puis les gens qui l’entouraient lui avaient tapé sur
l’épaule. Elle avait vu dans leur regard ce qu’ils pensaient. Elle
avait hurlé de la laisser tranquille, de ne pas l’approcher, qu’elle
allait le réveiller.
Plus tard, ils avaient essayé de nouveau, répétant qu’il ne fallait
pas garder les morts sur le bateau. De quoi parlaient-ils ? Ce n’était
pas un mort qu’elle tenait dans ses bras, c’était son enfant.. Elle ne
comprenait pas. Et puis deux hommes étaient venus et l’avaient forcée.
Ils l’avaient obligée à desserrer son emprise. Elle se défendit. Elle
cracha et mordit . Mais ils étaient plus forts qu’elle. Ils réussirent
à lui prendre l’enfant et, sans un mot, le jetèrent par-dessus bord.
Elle se souvenait encore du bruit horrible de ce corps aimé, embrassé,
touchant l’eau.
Son esprit assommé ne pensa plus à rien. La fatigue l’envahit. A
partir de cet instant, elle renonça. Elle se laissa glisser dans un
coin, s’agrippa à la rambarde et ne bougea plus. Elle n’était plus
consciente de rien. Elle dérivait avec le navire. Elle mourait, comme
tant d’autres autour d’elle, et leurs souffles fatigués s’unissaient
dans un grand râle continu.
Ils dérivèrent jusqu’à la troisième nuit. La frégate italienne les
intercepta à quelques kilomètres de la côte des Pouilles. Au départ de
Beyrouth, il y avait plus de cinq-cents passagers à bord. Seuls trois
cent quatre-vingt-six survécurent. Dont elle. Sans savoir pourquoi.
Elle qui n’était ni plus forte, ni plus volontaire que les autres.
Elle à qui il aurait semblé juste et naturel de mourir après l’agonie
de son enfant. Elle qui ne voulait pas lâcher la rambarde parce que se
lever, c’était quitter son enfant et elle ne le pouvait pas.
Elle raconta tout cela avec lenteur et précision. Pleurant parfois,
tant le souvenir de ces heures était encore vif en elle. Le commandant
Piracci ignorait que la femme eût un enfant mais, en d’autres
occasions, sur d’autres mers, il avait dû, parfois, arracher des
nourrissons inertes à leur mère. Il connaissait ces histoires de mort
lente, de rêve brisé. Pourtant le récit de cette femme le bouleversa.
Il repensa à cette destinée saccagée, à la laideur des hommes. Il
essaya de mesurer la colère qui devait y avoir en elle et il sentit
qu’elle était au-delà de toute mesure. Et pourtant, durant tout son
récit, elle ne s’était pas départie de la pleine dignité de ceux que
la vie gifle sans raison et qui restent debout.
Il repensa à l’argent qu’il avait dans un des livres de sa
bibliothèque et il lui demanda : « Que voulez-vous ? » Il lui posa la
question avec douceur pour lui faire comprendre qu’elle pouvait
demander davantage que ce qu’elle avait peut-être envisagé de faire.
Il était bouleversé et il était prêt à donner autant qu’il pouvait.
Elle le regarda droit dans les yeux et sa réponse le laissa stupéfait.
Elle lui dit avec une voix posée :
*
Je voudrais que vous me donniez une arme. »
Laurent Gaudé, Eldorado, édition j’ai lu p24-29

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